GOGOL, Nicolas. Les veillées du hameau, près de Dikanka ou Les Nuits d'Ukraine. Paris, Éditions de la Nouvelles revue française, 1921. Première édition. Relié

GOGOL, Nicolas. Les veillées du hameau, près de Dikanka ou Les Nuits d'Ukraine. Paris, Éditions de la Nouvelles revue française, 1921. Première édition. Relié

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    Ex. numéroté de la première édition de la traduction, relié.

Première édition de la traduction en langue française de référence des Veillées du hameau [...] ou Nuits d’Ukraine, recueil de nouvelles de N. V. Gogol qui ont pour thème les superstitions ukrainiennes dans la région de Dykanka (Диканька, oblast de Poltava, est de fondation inconnue. Sa première mention remonterait à 1658, dans une chronique de Samiïlo Velytchko. En 1689, elle devient la propriété de Vassili Kotchoubeï. Source : Wikipédia). Le texte, connu des Français dès 1831, bénéficie ici d’une traduction originale du Russe par Sonia Lewitzka et Roger Allard. On doit également à la première les bois dessinés et gravés qui l’illustrent. Ouvrage à la typographie soignée.




Un volume in-8 dans une agréable demi-reliure à la Bradel. Dos lisse en vélin blanc. Plats couverts de papier à la cuve ornés d'un décor géométrique. Couverture papier d'origine illustrée conservée. 344 pages. Exemplaire numéroté du tirage limité et justifié (1 des 1200 sur vélin alfa). Bel exemplaire.

GOGOL – ET LES VEILLÉES DU HAMEAU

« Tous, nous sommes sortis de la Capote de Gogol » disait Dostoïevski, et la remarque s’appliquait si justement à lui-même que les premières œuvres du Nouveau Gogol, ainsi que le baptisait un fameux critique russe, semblent écrites par un Gogol ressuscité, ressurgi de ses cendres.

Les écrivains de l’école gogolienne jouissent depuis longtemps déjà d’une renommée mondiale, alors que Gogol lui-même est jusqu’à présent trop peu connu hors de sa patrie. Je dis bien jusqu’à présent, parce que cet auteur est fatalement appelé à susciter un intérêt plus grand. En effet, la personnalité dramatique de Gogol, tissée de contradictions d’une finesse extrême, et son talent, si fertile également en contrastes, sont tels qu’il suffit d’aborder Gogol pour ne plus pouvoir s’en détacher, l’oublier, le bannir de ses pensées ; et l’on ne cesse plus de rire avec lui de cette allégresse lumineuse qui lui est propre, de froncer les sourcils devant ses grimaces, de verser ces mêmes larmes qu’il qualifiait de jamais vues en ce monde et de partager ses tortures et sa peine.

Or, la curiosité à l’égard de Gogol, chef de toute l’école réaliste russe, devra se manifester, dès que l’on commencera à connaître réellement la littérature de son pays. Dès maintenant, l’on entend citer de plus en plus fréquemment son nom, bien qu’encore vide de toute sa substance, son nom toujours étranger, et pour l’heure incompréhensible. L’énigme de Gogol reste à poser, et le lecteur occidental ne se doute pas pour l’instant que Gogol est peut-être bien l’un des génies les plus grands de la Russie, sinon de l’univers entier.

Créateur du réalisme russe, illustre fondateur, avec Pouchkine, de la nouvelle littérature russe… On imagine aussitôt une carrière d’écrivain longue et prospère, marchant de pair avec la stabilisation de la vie nationale, des normes sociales, avec cette peinture sereinement objective de la Russie gogolienne – l’expression est d’usage courant. Fut-elle longue, cette carrière ? Gogol a vécu en tout et pour tout quarante-trois ans, et en tant qu’écrivain, au sens strict du mot, infiniment moins, de sept à huit ans. Les manuels de littérature mentionnent ces dates extrêmes de sa biographie : 1809, date de sa naissance, dans un petit hameau de la région de Poltava, et 1852, année de sa fin douloureuse à Moscou, combustion lente au début, puis à plein feu. Mais ces bornes, 1809-1852, se sont trouvées trop écartées encore pour limiter son activité d’écrivain. Avant 1829, Gogol se préparait surtout (uniquement en imagination, cela va de soi) à devenir un grand homme d’État, une sorte de Messie russe, et ce n’est qu’à cette date – il avait donc effectivement vingt ans – qu’il prit la plume. À partir de 1837, il mena une lutte acharnée, exténuante et sans espoir, double lutte, à la fois contre son talent qui ne consentait pas à se plier aux fins qu’il lui assignait, et pour ce talent, impuissant à se manifester, asphyxié au milieu de toutes les contradictions où cette âme maladive sombrait chaque jour davantage.

Ces contradictions avaient de tout temps existé chez lui, dès les années de la petite enfance et constituaient une partie intégrante de sa nature. Il mariait une certaine étroitesse d’esprit à une pensée de flamme, prompte aux essors ; une gaîté insouciante, puérile, l’aptitude à rire et à faire rire les autres alternaient avec des accès d’une « mélancolie noire » de l’espèce la plus cruelle, meurtrière de sa vie et de son âme. Le solide sens pratique, la sagacité de l’homme retors et intéressé faisaient très bon ménage avec une propension illimitée à bâtir des châteaux en Espagne ; la folie des grandeurs, la confiance en soi, comme en une sorte d’être à part, élu de Dieu, une superbe diabolique cédaient brusquement la place à un mépris de soi-même, à une humilité, excessifs au même degré. Sur ce dernier point du reste il n’y avait pas de contradiction particulière ; en réalité, l’humilité de Gogol était « plutôt de l’orgueil », et procédait de l’orgueil. Il se faisait de lui-même une si haute idée, il exigeait de lui, en tant qu’élu de Dieu, des qualités tellement élevées que son être réel n’arrivait pas à s’en contenter, et qu’il s’estimait en somme indigne de soi.

Des contradictions écartelèrent également Gogol écrivain. Innombrables, mais d’une nature spéciale, dégénérant par la suite en manies d’ordre psychique, elles se ramenaient essentiellement à ce fait, qu’aspirant au bien et à la perfection, rêvant de beauté céleste, sans tache, il ne voyait rien que groins de porcs et gueules grimaçantes. Dans de pareilles conditions, il était difficile de décrire autre chose que groins et hures. Or Gogol aurait voulu, aurait passionnément souhaité, et ce vain désir le mettait au supplice, être un tout autre écrivain, devenir cet homme de lettres fortuné, qui « outre les caractères ennuyeux, déplaisants, saisissants de par la tristesse de leur réalité, aborde aussi des caractères représentant tout ce qu’il y a de digne dans la personne humaine…

» Battant des mains, tous se précipitent à sa suite et se ruent derrière son char de triomphateur. Il n’a point d’égal au monde : il est Dieu. »

Et tout de suite, parlant de lui-même il ajoute :

« Tout autre est le lot de l’écrivain. Celui-là fait surgir et rend palpables des visions qui défilent constamment sous ses yeux, mais échappent à l’indifférent ; s’enfonce dans le bourbier infect et bouleversant, des bagatelles stupides qui alourdissent notre existence ; sonde les arcanes des caractères distants et froids, cousus de pièces et de lambeaux, des caractères gris et quotidiens qui encombrent notre voie commune. Pour tout dire, l’écrivain ressemble à un sculpteur inexorable qui taillerait nos vices dans la pierre, d’une main ferme, en bas-relief, et les rendrait évidents à tous.

» Longtemps encore, docile au commandement d’une autorité qui m’échappe, il me faudra donner la main à ces héros étranges, scruter l’univers immense de la vie emportée dans un tourbillon, l’observer à travers un rire que je découvre à tous et des larmes que je cache… »

Aux approches de 1840, Gogol, s’imagine qu’il est encore loin, ce temps, mais croit qu’il finira par éclore, ce temps où « le redoutable ouragan de l’inspiration jaillit d’une source différente, naît d’une tête environnée d’une terreur panique et d’éclairs, le temps où l’on pressent dans un frémissement inquiet le majestueux tonnerre des paroles nouvelles. »

D’année en année, Gogol ressent avec une urgence croissante le besoin mystique de paroles nouvelles, et d’autres images, le besoin d’une profonde beauté intérieure. Il attend, espère, prie, adjure, le tout en pure perte : le don s’octroie, mais ne s’arrache pas de force. Et son propre don, son véritable talent, Gogol l’enfouit dans la terre.

Le premier réaliste authentique de la Russie, créateur de l’école réaliste russe… Il est facile de se présenter un peintre réaliste, assis devant son chevalet, quelque part à l’orée d’un bois et s’attachant à dessiner, à copier chaque courbe d’un pétale sur un arbre. Il est tout aussi facile de se faire une idée de l’écrivain réaliste inscrivant sur son calepin, ou dans sa mémoire (tel fut, plus tard, le procédé de Tourgueniev) l’expression du regard, les sourires, le visage des passants qu’il croise, leurs gestes, leurs paroles, leurs actes, en s’efforçant de pénétrer dans les arcanes de leur mécanisme moral, puis de reproduire le tout dans son œuvre, peinture artistique de la vie. Facile enfin de se figurer l’écrivain copiant de la sorte son modèle… Comme il ressemble peu, cet écrivain imaginaire, à Gogol, auteur réaliste aussi, mais pas observateur calme et impartial, mais bien un rêveur imaginiste qui combine divers éléments, mais ne peint pas d’après nature.

Paradoxe encore plus fort – tout en lui est paradoxal et contradictoire – ce réaliste craint comme le feu le réalisme dans l’art. Pour écrire, il fuit, aussi loin que possible de son modèle, et sa fuite est consciente, il n’agit point à l’instar du poète décrit par Pouchkine qui, sauvage et ténébreux, plein de sons et de trouble, va chercher refuge au bord des vagues désertes, dans les bois bruissants. Tout effet réaliste, par trop réaliste, lui paraît un sacrilège, un pas en dehors des frontières de l’art. Ainsi dans la nouvelle le Portrait, un peintre sans fortune achète un tableau ancien chez un marchand de bric-à-brac :

« C’était un vieillard au teint bronzé, aux pommettes saillantes, l’air souffrant de consomption. Il semblait que ses traits avaient été fixés au moment précis d’un réflexe convulsif et ils n’évoquaient point une force nordique. Le Midi brasillant restait empreint sur ce visage. Le personnage était drapé d’un ample costume oriental… Ses yeux surtout étaient extraordinaires. »

Le peintre emporta le tableau chez lui « et soudain un frisson le saisit et il pâlit. Se détachant de la toile posée verticalement, le visage de quelqu’un, tordu par une convulsion le toisait ; deux regards terribles étaient directement braqués sur lui…

» Il se mit en devoir d’examiner la peinture de près et de la nettoyer… Le visage entier était presque rendu à la vie et les yeux le scrutaient d’une telle façon qu’il finit par sursauter et, rompant de quelques pas, il murmura d’une voix qui trahissait la stupeur :

– Il regarde, il regarde avec des yeux humains.

»… Ceci n’était déjà plus de l’art : ceci allait jusqu’à détruire l’harmonie du portrait lui-même ; c’étaient des yeux humains ! On pouvait les croire arrachés à un être vivant pour être placés ici. Dès lors, il n’était plus question de cette jouissance élevée qui vous envahit entièrement l’âme à l’examen de l’œuvre d’un artiste, quelque affreux que puisse être l’objet choisi pour modèle. On éprouvait ici on ne sait quelle sensation morbide, angoissante.

– D’où cela vient-il ? se demanda malgré lui le peintre, car enfin, nous avons pourtant affaire ici à quelque chose pris d’après nature, une nature vivante ; d’où vient dès lors ce sentiment étrange et désagréable à la fois ? Serait-ce que l’imitation servile, à la lettre, est déjà en soi un délit, et semble un cri, rien qu’un cri, un son sans harmonie ? Ou bien est-ce qu’en s’attaquant au sujet, sans la moindre passion, avec une totale indifférence, en dehors de toute sympathie avec lui, il se présentera inévitablement dans son unique et affreuse réalité, sans l’auréole d’une certaine pensée inaccessible aux sens, mais voilée sous chaque détail, il se présentera avec ce réalisme qui se découvre à celui qui, désireux de concevoir le secret d’un parfait animal humain, s’arme d’un scalpel pour le disséquer jusqu’aux entrailles et n’a plus sous les yeux qu’un homme répugnant ? »

Ses contes et nouvelles de Petite-Russie, Gogol les écrivit à Saint-Pétersbourg, loin de son Ukraine natale et moins encore d’après ses propres souvenirs que d’après des matériaux que lui aurait communiqués sa mère. C’est à Pétersbourg aussi que fut créée la comédie immortelle, le Revizor, satire de la province russe que Gogol ne connaissait pas du tout et ne pouvait d’ailleurs connaître, pour la raison qu’il n’y a jamais vécu. C’est dans cette même capitale qu’il commença aussi les Âmes Mortes, épopée grandiose – du moins d’après le dessein – de la province russe. Commencée à Pétersbourg, à l’époque où le génie de l’auteur atteignait son plein épanouissement, la création de l’œuvre se poursuivit dans le « beau lointain ». Gogol passa en effet les quinze dernières années de sa vie à l’étranger, le plus souvent à Rome, et considérait qu’il lui fallait de toute nécessité vivre hors de Russie pour écrire sur son pays. Seuls, les contes et nouvelles pétersbourgeois – La Capote en tête – ont été écrits sur place, avec pour thème l’existence quotidienne des petits fonctionnaires que l’auteur eut réellement l’occasion d’observer.

Dans de telles conditions, comment se fait-il que ce rêveur qui, selon le mot qu’il a maintes fois répété, ne pouvait décrire que ce qui existait en lui, et qui éprouvait la nécessité d’imaginer (et non de voir !) les qualités à quelque catégorie qu’elles appartinssent, ait pu donner naissance à un écrivain réaliste ? C’est ce qu’il fut pourtant et il se trouve que ces critiques qui lui donnèrent ce titre, en prenant la Russie de son imagination pour la Russie authentique du temps de Nicolas Ier et antérieure à l’abolition du servage, ont donné par hasard dans le mille. Ils se sont trompés bien sûr, en recevant le grossissement des couleurs, l’exagération, la manie de stéréotyper, une création synthétique pour un portrait exact, pour une épreuve photographique. Mais s’ils se sont trompés tous, non seulement ceux qui vinrent bien après lui, mais aussi ses contemporains, il faut donc qu’il ait été un écrivain réaliste. Et qui donc ne trompa-t-il pas par son réalisme, lui qui souffrait tant de la façon excessive dont il calomniait la Russie ! Même un esprit réaliste aussi sobre ou aussi peu enclin à se laisser duper par des faux-semblants artistiques que l’empereur Nicolas Ier quitta, l’air sombre, le théâtre après la première représentation du Revizor en disant :

« Chacun en a pris pour son grade, mais le plus soigné c’est encore moi ! »

Gogol a pu donner le change même à Pouchkine, et l’on n’ira tout de même pas prétendre que Pouchkine ne connaissait pas sa Russie ! Y avait-il quelque chose en ce pays de caché pour Pouchkine ? Quelqu’un pouvait-il découvrir en Russie quoi que ce fût ignoré de ce grand poète ? Il n’en est pas moins vrai qu’après la lecture par Gogol des premiers chapitres des Âmes Mortes, Pouchkine tomba dans une songerie amère et s’écria :

« Dieu, comme elle est triste, notre Russie ! »

L’exclamation stupéfia l’auteur qui, rapportant l’impression produite sur Pouchkine ajouta cette observation :

« Pouchkine, si parfaitement au courant des choses russes, n’avait pas remarqué que tout cela n’était qu’une caricature, fruit de mon imagination. »

L’illusion de la réalité exacte et rendue avec précision ne découlait pas tant du sujet même de la peinture, c’est-à-dire la vie réelle et quotidienne, que de la méthode, du procédé de la description : une manière réaliste de reproduire minutieusement des détails connus de tous, et en tout cas d’une vérité authentique et indiscutable.

« On s’est livré à bien des commentaires sur mon compte, écrivait Gogol, on a analysé certains côtés de ma personnalité, mais on n’a point défini ce qu’il y a d’essentiel en moi. Pouchkine est le seul à l’avoir flairé. Il m’a dit de tout temps que pas un écrivain n’a possédé ce don d’étaler si nettement la trivialité de la vie, de savoir souligner avec une telle vigueur la platitude de l’homme moyen, de telle façon que ces menus riens qui d’ordinaire échappent à la vue, sautent brusquement et avec un relief énorme aux yeux de tous. Voilà ma faculté principale, qui n’appartient qu’à moi seul, et qui de fait manque aux autres écrivains. »

Gogol dessine avec tant de netteté géniale tous les détails les plus insignifiants, sculpte avec une telle perfection l’image créée par son imagination, qu’elle provoque l’illusion complète de la réalité, – si même elle ne paraît pas plus réelle que nature, parce que dans ce faux-semblant se trouvent soulignés ces menus détails de l’existence courante qui d’ordinaire échappent à la vue. Voilà pourquoi, quelle qu’ait été dans ses œuvres la part de charge, d’imagination pure, d’invention, de la propension à stéréotyper, Gogol, avec son procédé réaliste d’écriture (et c’est bien là l’unique chose à compter comme « école » en matière d’art) est comme la souche de cette tendance psychologico-réaliste dans la littérature russe, dont les meilleurs représentants ont été Tolstoï et Dostoïevski.

Si courte qu’ait été l’activité créatrice de Gogol, elle se divise en trois périodes :

Période lyrique et romantique, ou période petite-russienne, avec les Veillées du hameau près de Dikanka (et partiellement Mirgorod).

Période pouchkinienne et réaliste avec Mirgorod, les nouvelles, le Revizor, et le premier tome des Âmes Mortes.

Période de mysticisme religieux, où le talent décline, période qui vit les essais d’achèvement des Âmes Mortes, période des Extraits choisis de la Correspondance avec mes amis, des Réflexions sur la célébration du culte divin, etc.

À proprement parler, cette dernière phase est en marge de la littérature artistique et représente bien moins d’intérêt en soi que d’utilité pour la compréhension de la tragédie morale de Gogol en tant qu’écrivain et en tant qu’homme.

La période centrale, pendant laquelle s’est le mieux révélée la maîtrise de son talent littéraire et qui offre le plus d’importance est la période pouchkinienne et réaliste. Nous la qualifions de pouchkinienne parce qu’elle se trouve en étroite liaison avec Pouchkine, si étroite même que l’on est parfois tenté de croire que ce poète ne s’est pas borné à guider Gogol en lui indiquant cette route gogolienne qu’il a suivie – et dont il commença à s’écarter tout de suite après la mort du grand lyrique, – qu’il ne s’est pas contenté de déterminer le caractère de son talent, mais bien qu’il a en quelque sorte créé Gogol.

Selon ses propres dires, Gogol faillit abandonner le métier littéraire après les Veillées, mais comme il l’a raconté :

« … Pouchkine me contraignit à considérer la chose d’un œil sérieux. Il y avait déjà longtemps qu’il me poussait à m’attaquer à un ouvrage de longue haleine, si bien qu’un beau jour, après que je lui eusse donné lecture d’une brève esquisse de courtes scènes, il me dit :

– Avec une telle aptitude à deviner l’être humain et à l’exhiber brusquement en quelques traits comme s’il était vivant, avec un pareil don, comment ne pas mettre en chantier une œuvre d’importance ? C’est tout simplement un péché !

» Et pour conclure, il me livra un sujet qu’il avait personnellement choisi, et dont il voulait lui-même tirer quelque chose dans le genre d’un poème, et qu’il n’aurait point consenti, comme il le disait, à céder à nul autre qu’à moi. C’était le sujet des Âmes Mortes. (L’idée du Revizor lui appartient également.) »

Ce n’est pas uniquement l’idée du Revizor qui revient à Pouchkine, celui-ci mit au point avec Gogol le plan de la comédie. En se bornant à dire que Pouchkine donna à Gogol le simple sujet des Âmes Mortes, on resterait également en deçà de la vérité ; il ressort nettement des phrases suivantes de Gogol que l’illustre ami indiqua en outre la façon de traiter ce thème :

« Pouchkine estime que le sujet des Âmes Mortes est excellent pour moi, du fait qu’il me laisse toute liberté de parcourir avec mon héros la Russie d’un bout à l’autre, et d’en tirer une multitude de personnages des plus variés. »

Les deux œuvres capitales de Gogol, celles qui lui assurent le droit à l’immortalité – le Revizor et les Âmes Mortes – sont liées au nom de Pouchkine. Se rattache également à l’influence pouchkinienne la troisième de ses œuvres par rang d’importance, la Capote, nouvelle dont procède la tendance humanitaire et réaliste de la littérature russe.

Jusqu’à un certain point, Akaki Akakiévitch, le pauvre fonctionnaire peu favorisé de Dieu et encore plus maltraité par ses semblables, qui ne vit que dans l’espoir de se payer une capote neuve, a été inspiré par la nouvelle pétersbourgeoise de Pouchkine, le Cavalier de Bronze, où se rencontre pareillement un homme de rien, Eugène, que seul aide à végéter le souvenir de sa fiancée, de sa Parachka. Le destin brise le rêve de ces deux êtres, en sorte que la vie perd tout sens à leurs yeux, et leur esprit borné ne résiste pas au choc. Mais chez Pouchkine, cet Eugène, bien que les cochers le cinglent à coups de fouet, et que de méchants enfants lui lancent des cailloux, n’éveille pas autant de compassion qu’Akaki Akakiévitch, prototype de tous ces offensés et humiliés, revendiquant leur place au soleil, au même titre que le reste des mortels. Ce n’est pas sans raison qu’un jeune homme, s’étant avisé de se joindre à ses camarades pour se moquer d’Akaki Akakiévitch :

« … longtemps par la suite, au milieu même des plus folles minutes, se remémorait un pauvre hère bas sur jambes, au front dégarni de cheveux, et qui disait ces mots qui lui allèrent à l’âme :

– Laissez-moi tranquille ! Pourquoi me tourmentez-vous ?

» Et sous ces mots pathétiques d’autres résonnaient en écho : « Je suis ton frère !… »

Enfin, cette période se relie à Pouchkine par cette manière réaliste dont il a été question plus haut et vers laquelle le grand poète russe a indubitablement aiguillé Gogol.

Cette manière réaliste, cette flagellation satirique de la trivialité et de la mesquinerie, ce ton nouveau, le rire à travers les larmes, rire amer et larmes de fiel, rattachent l’une des tendances de Mirgorod à la période centrale de l’activité créatrice de Gogol. (Comment Ivan Ivanovitch se brouilla avec Ivan Nikiforovitch.) Un autre élément de Mirgorod (Vii) apparaît comme une suite immédiate des Veillées du Hameau près de Dikanka, autrement dit, une continuation de la première période, la plus lumineuse, et en apparence, la moins mélancolique, la période lyrico-romantique et petite-russienne.

Nous allons nous arrêter à celle-ci, en nous efforçant d’oublier pour un temps à quel point se révèle parfois amère et morne la route de la vie, et « que l’on s’ennuie ici-bas, ami lecteur ! »


Quelle ivresse, et quelle splendeur qu’un jour d’été en Petite Russie !

Ainsi débutent les Veillées du Hameau près de Dikanka. Et il y a dans ces récits tant de soleil, de lumière, tant de gai sourire, tant de cascades de rires retentissants, les yeux clairs des jouvencelles aux sourcils noirs et leurs dents d’une blancheur éblouissante y brillent de tant d’éclat, les jeunes gens y font preuve d’une telle audace insouciante et étourdie, et sur toutes choses se répand une telle surabondance de rayons solaires ; qu’il y a donc d’allégresse en cette nature généreuse et en cette vie large !… d’où vient-elle, cette joie débordante ?

À cette question, Gogol en personne nous fournit dans sa Confession d’un auteur une réponse qui, comme toujours, n’est pas d’une rigoureuse vérité et ne va pas au fond des choses.

« La raison de cette gaîté que l’on a remarquée dans mes premières compositions parues dans la presse se ramenait à un besoin moral. Sur moi fondaient des accès d’une angoisse dont je ne pouvais moi-même m’expliquer la cause, mais qui peut-être bien avait sa source dans mon état maladif. Pour mon divertissement personnel, je m’offrais l’invention de toutes les choses burlesques que pouvait bien enfanter mon esprit. Je créais de pied en cap des personnages et des caractères comiques, les plaçais dans les situations les plus risibles, sans se mettre le moins du monde martel en tête sur le point de savoir pourquoi cela, à quoi bon, et à qui cela pouvait bien servir. Voilà d’où sont sorties mes premières œuvres qui ont provoqué chez certains un rire aussi insouciant, aussi exempt de préoccupations que l’avait été le mien, mais qui ont amené d’autres à se demander dans leur perplexité comment de telles folies étaient capables de naître dans la cervelle d’un homme doué de quelque sens commun. Peut-être qu’avec les ans, et avec le besoin de m’offrir des distractions, cette gaîté aurait disparu, y compris, et en même temps qu’elle, ma manie d’écrire. »

Il faudrait donc en déduire que ce sont des accès d’angoisse qui ont fait naître les contes joyeux de Gogol. Mais d’où vient alors qu’ils suscitaient en lui même un rire insouciant, exempt de préoccupations ? Que non seulement dans l’adolescence, mais aussi dans la prime enfance, Gogol ait été sujet à des crises d’humeur noire, le fait ne laisse place à aucun doute ; cette humeur noire il l’hérita de sa mère, mais ce fut elle aussi qui lui légua cette faculté de rire sans souci, cette alternance du rire et des larmes, cet authentique talent qui forçait les autres à rire.

Au surplus, les joyeux récits de Gogol n’avaient point été sa première production littéraire, puisqu’en 1829 avait paru son poème en vers Hans Kùchelgarten, œuvre non dépourvue de mérite artistique, ni d’intérêt, ni d’originalité.

Dans Hans Kùchelgarten Gogol ne se révéla point un grand artisan de la forme et de la technique poétique, mais son vers est coulant et surtout on n’y rencontre point de ces lieux communs tellement rebattus dans les images ; de même ce poème constitue une combinaison non seulement originale, mais nouvelle à l’époque du lyrisme le plus élevé, le plus romantique et des « grossièretés bariolées de l’école flamande ». En l’occurrence, et ce détail prendra une grosse importance pour le Gogol à venir, en dépit du romantisme de la conception générale du sujet et de l’effort à le traiter sur le mode lyrique, ce qui est le mieux venu reste encore la grossièreté bariolée, la méprisable prose, qui l’emporte sur le lyrisme le plus guindé, trahissant parfois un certain mauvais goût.

Les critiques tombèrent avec un acharnement injuste sur l’œuvre du débutant qui pourtant témoignait indiscutablement d’un grand talent, et ils en firent de telles gorges chaudes que l’auteur gonflé d’amour-propre se mit à racheter dans toutes les librairies les exemplaires de son poème et à les jeter au feu – préfigurant ainsi le futur Gogol livrant aux flammes le second tome des Âmes Mortes – mais renonça pour toujours aux vers.

Il lui était facile de détruire les exemplaires parus, mais impossible de pratiquer dans son âme la même opération sur une œuvre sortie de son génie. Hans Kùchelgarten apparaît donc dans la carrière littéraire de Gogol comme un facteur littéraire déterminant les deux faces de sa production, le côté lyrique, et le côté burlesque et réaliste, la poésie et la prose, poésie tout de même malgré la renonciation aux vers. Ces deux côtés de son talent ressortent avec un relief saisissant dans les Veillées du Hameau près de Dikanka (nous verrons tout à l’heure pour quelle raison le lyrisme y prédomine), mais on peut aussi constater leur présence dans les Âmes Mortes où se rencontre une telle abondance de digressions.

Bien que Gogol rappelle à chaque instant qu’il n’a embrassé que fortuitement le métier littéraire (il rêvait davantage de faire carrière dans l’administration), il ne s’agit point là, bien entendu, d’un pur hasard, mais bien d’une nécessité intime, d’une fatalité, car si ce besoin n’avait point existé, il ne se serait pas attelé en 1830 à la composition des Veillées du Hameau près de Dikanka tout de suite après la chute verticale de Hans Kùchelgarten.

Comment lui est venue l’idée d’écrire justement ces Veillées, ces lumineux et joyeux récits de Petite Russie ?

Tout d’abord, en fin matois, en esprit éminemment pratique (de tout temps il affecta d’être l’homme « détaché des choses de ce monde », mais tout en jouant ce rôle il s’entendait merveilleusement à arranger ses affaires et à forcer autrui à les mener à bien pour lui), Gogol nota cet intérêt pour la Petite Russie qui naissait alors à Saint-Pétersbourg (Tout le monde s’intéresse tellement ici à tout ce qui touche à la Petite Russie, écrivait-il à sa mère), intérêt que venait encore réchauffer les nouvelles ukrainiennes de Nariéjny, Kotliarevsky et autres qui ont exercé une importance considérable sur le Gogol des Veillées du Hameau et même sur l’auteur de Mirgorod. Aussi bien, le mobile capital fut peut-être la nostalgie qu’il éprouvait pour son pays ensoleillé et les mélancoliques souvenances de l’Ukraine qui l’assaillaient dans ce Pétersbourg froid, gris, où il avait été de surcroît si fraîchement accueilli.

Autant lui pesaient jadis, à son village, comme au lycée de Niéjine où il avait appris n’importe quoi n’importe comment, la terne monotonie et l’intolérable ennui de l’existence quotidienne en Petite Russie, alors qu’il soupirait ardemment après ce brillant Pétersbourg que ses rêveries lui dépeignaient comme une terre promise, un paradis à la félicité exclusive, autant, après son amère déception de Pétersbourg, il languissait passionnément après sa Petite Russie, et il l’idéalisait dans des rêvasseries tournant parfois à l’hallucination. Son beau lointain s’illuminait devant lui de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, et avec un enthousiasme exagéré (le sens de la mesure faisait en général défaut à Gogol), provoquait la nostalgie lyrique de l’inaccessible. Plus elle est loin de lui, moins abordable elle est, cette nature méridionale, et plus elle acquiert d’attrait à ses yeux ; il cherche alors à la rendre dans ses Veillées du hameau encore plus belle qu’elle ne lui apparaît et plus nettement aussi la mélancolie perce dans ces joyeux récits.

À la dualité du tempérament de Gogol – idéalisme mystique et sens pratique, – à la qualité de son talent – lyrisme et réalisme comique – correspond le dualisme des tendances dans les Veillées du hameau près de Dikanka, tendance romantique et tendance réaliste. Le romantisme trouvait son aliment dans ses croyances, ses rêveries et ses livres, comme dans les contes, traditions, légendes, chansons que, sur demande de son favori, sa mère lui envoyait à profusion. Sans l’appoint de ces matériaux, les Veillées n’auraient pu venir au monde. D’autre part, le réalisme se nourrissait des observations faites par l’auteur dans la région de Poltava et à Niéjine avant le départ pour Pétersbourg en 1829, observations demeurées dans sa mémoire et que son imagination aurait déformées en caricatures.

Le romantisme, l’idéalisation et le lyrisme prédominent dans la description des paysages et de la jeune génération : gars et jouvencelles. Les garçons ont bien été idéalisés par Gogol, mais sous un coloris assez pâle par comparaison avec leurs camarades de l’autre sexe. En revanche, ses jeunes filles aux sourcils noirs et au corsage bien meublé sont si parfaites, si appétissantes que ni livres, ni chansons, ni souvenirs n’auraient suffi à leur prêter vie. De fait, elles apparaissent toutes comme la personnification de cette idée, douce et torturante à la fois, que Gogol se faisait de la femme, rêve dont il brûlait des années d’études au lycée et qu’il ne lui fut jamais donné de réaliser dans l’existence, (la femme cessa bientôt de compter dans la vie privée de Gogol et après Mirgorod, elle disparut même de ses œuvres).

Les représentants de la génération plus âgée sont peints d’une manière toute différente, non seulement dans le coloris et les contours de leur silhouette ; c’est ici que prédomine le burlesque réaliste et que triomphe l’auteur réaliste que deviendra Gogol.

Dans ce folklore fantastique, parmi les légendes populaires qui ont servi de cadre et de sujet à toutes les Veillées, le récit Ivan Schponka et sa tante occupe une place tout à fait à part. Il ne repose sur aucune espèce de légende populaire, on n’y trouve aucun élément fantastique, nulle trace de diablerie, on n’y rencontre aucune de ces jolies Hannahs et Oksanas, aucun de ces lurons petits-russiens d’opéra-comique, pas un écho non plus de chansons sonores ni de ces tonitruants éclats de rire sans souci. Le ton de Schponka, et le type même du héros, dont procédera le Podkoliéssine de la Noce et le Tientiénikov du second tome des Âmes Mortes, l’écriture, tout est absolument différent, et se rattache plutôt aux nouvelles de Mirgorod et aux Âmes Mortes. Il me semble que ce fut précisément dans ce récit que Pouchkine devina en Gogol la faculté de créer un personnage par petites touches fines, presque imperceptibles et de le rendre vivant des pieds à la tête.

La première partie des Veillées parut en 1831 la seconde en 1832. Elles connurent un immense succès et d’un seul coup Gogol devint un auteur en vue, pour un certain temps il eut en lui-même une confiance absolument aveugle, sa folie des grandeurs s’accentua encore davantage.

Le succès des contes petits-russiens eut pour effet de développer chez Gogol la propension à traiter des sujets similaires et l’idée lui vint de composer Mirgorod, considéré comme suite aux Veillées. L’ouvrage parut en 1835 et l’écrivain, misant sur la curiosité éveillée dans le public par l’œuvre initiale le rattacha aux Veillées en lui donnant pour sous-titre, Nouvelles servant de suite aux Veillées du hameau près de Dikanka. Mais en fait, si l’on excepte Vii, où cependant l’élément romantique et fantastique se fond avec le côté réaliste, bien mieux que dans l’Effroyable vengeance, légende de la même veine comprise dans les Veillées, le recueil de Mirgorod ne saurait être considéré comme une suite du premier ouvrage, avec lequel il n’a de commun que le coloris local, et le lieu de l’action, soit la Petite-Russie. Dans la période comprise entre 1832 et 1835, il s’était fait tant de changements dans les préoccupations de Gogol, dans sa manière d’écrire – parallèlement à Mirgorod il travaillait aux « nouvelles pétersbourgeoises » et à ses comédies, – et sa route avait tellement bifurqué en matière de créations qu’il ne pouvait plus être question d’une suite aux Veillées.

Au cours de ces années, il faisait des conférences d’histoire, se laissait emballer par des perspectives historiques grandioses. Mais il manquait des connaissances et de la persévérance indispensables à la réalisation de plans d’une pareille envergure, et la seule chose qu’il menât à bien dans cet ordre d’idées et qu’il réussît complètement, fut une nouvelle historique, située à l’époque de la lutte entre la Pologne et l’Ukraine, lutte dont l’enjeu était la religion et la nationalité, ce Tarass Boulba qui occupe une place tout à fait à part dans l’œuvre de Gogol.

Abstraction faite du thème épique de ce récit, la première partie de Mirgorod comprend une nouvelle intitulée Campagnards à l’ancienne mode. Il s’agit bien d’une nouvelle et non plus d’un conte ou légende, – c’est là le principal trait de différence entre Mirgorod, et les Veillées. D’année en année, Gogol tend désormais à approfondir et à développer ce genre, cependant que la forme chez lui se complique et se perfectionne. Dans les Campagnards à l’ancienne mode Gogol se plaît à conter au ralenti, en s’arrêtant longuement sur des descriptions à la fois lyriques et réalistes, fines comme un travail de dentellière, et surabondant en menus détails, la vie et la mort d’un vieux couple, Philémon et Baucis de Petite-Russie, en usant magistralement du procédé, plus tard développé par Léon Tolstoï, et qui consiste à rendre un état d’âme en accumulant les détails extérieurs les plus dérisoires.

La composition de la dernière nouvelle du recueil Mirgorod, Comment Ivan Ivanovitch se brouilla avec Ivan Nikiforovitch, a de toute évidence été influencée par le roman petit-russien de Nariéjny, Les deux Ivans, ou la manie des procès. Gogol l’avait conçue comme une anecdote très comique, et il est clair qu’il se proposait de rappeler la note comique des Veillées. Il donna bien une peinture caricaturale (ici, le comique repose sur des contrastes et des oppositions inattendus) de deux amis devenus des ennemis, mais il ne soutint pas cette note jusqu’au bout, et écrivit une nouvelle chagrine et affligeante sur la mesquinerie humaine, en sorte que le ton de ce récit aboutit à cet accord final : « Que l’on s’ennuie ici-bas, ami lecteur ! ».

Mais ici nous sortons des limites de la période ces premiers récits et nouvelles, après quoi s’ouvre la phase la plus mûre et la plus parfaite de l’œuvre de Gogol.

(M. HOFMANN, présentation de l'édition française de 1831.)



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